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Repentir, poésie

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Repentir, poésie
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 95 (p. 691-692).
REPENTIR


J’aimais froidement ma patrie
Au temps de la sécurité ;
De son grand renom mérité
J’étais fier sans idolâtrie.

Je m’écriais avec Schiller :
« Je suis un citoyen du monde ;
En tous lieux où la vie abonde,
Le sol m’est doux et l’homme cher !

Des plages où le jour se lève
Aux pays du soleil couchant,
Mon ennemi, c’est le méchant,
Mon drapeau, l’azur de mon rêve !

Où règne en paix le droit vainqueur,
Où l’art me sourit et m’appelle,
Où la race est polie et belle,
Je naturalise mon cœur ;

Mon compatriote, c’est l’homme ! »
Naguère ainsi je dispersais
Sur l’univers ce cœur français :
J’en suis maintenant économe.

J’oubliais que j’ai tout reçu,
Mon foyer et tout ce qui m’aime,
Mon pain, et mon idéal même,
Du peuple dont je suis issu,

Et que j’ai goûté dès l’enfance
Dans les yeux qui m’ont caressé,
Dans ceux même qui m’ont blessé,
L’enchantement du ciel de France !

Je ne l’avais pas bien senti ;
Mais depuis nos sombres journées,
De mes tendresses détournées
Je me suis enfin repenti :

Ces tendresses, je les ramène
Étroitement sur mon pays,
Sur les hommes que j’ai trahis
Par amour de l’espèce humaine,

Sur tous ceux dont le sang coula
Pour mes droits et pour mes chimères :
Si tous les hommes sont mes frères,
Que me sont désormais ceux-là !

Sur le pavé des grandes routes,
Dans les ravins, sur les talus,
De ce sang qu’on ne lavait plus
Je baiserai les moindres gouttes ;

Je ramasserai dans les tours
Et les fossés des citadelles
Les miettes noires, mais fidèles,
Du pain sans blé des derniers jours ;

Dans nos champs défoncés encore,
Pèlerin, je recueillerai,
Ainsi qu’un monument sacré,
Le moindre lambeau tricolore ;

Car je t’aime dans tes malheurs,
O France ! depuis cette guerre,
En enfant, comme le vulgaire
Qui sait mourir pour tes couleurs ;

J’aime avec lui tes vieilles vignes,
Ton soleil, ton sol admiré
D’où nos ancêtres ont tiré
Leur force et leur génie insignes.

Quand j’ai de tes clochers tremblans
Vu les aigles noires voisines,
J’ai senti frémir les racines
De ma vie entière en tes flancs.

Pris d’une piété jalouse
Et navré d’un tardif remords,
J’assume ma part de tes torts,
Et ta misère je l’épouse.

SULLY PRUDHOMME.