Khaganat de la Rus'

La désignation khaganat de la Rus’[1] est parfois utilisée par des historiens modernes pour désigner une entité politique supposée avoir existé entre la fin du VIIIe siècle et le début ou le milieu du IXe siècle, période assez mal documentée de l’Europe de l’Est[2]. Ce khaganat aurait constitué une confédération de villes-États fondée par une population appelée « rus’ » et comprenant des éléments baltes, slaves, finnois, turcs, magyars et varègues. Elle aurait précédé la dynastie des Riourikides et la « Russie kiévienne ». Bien que son étendue fasse l’objet de débats, les principaux regroupements auraient été les agglomérations de Holmgard, Aldeigha, Lyubsha, Alaborg, Sarskoye Gorodichte et Timerevo. Ce fut à cette période et dans cet espace que se serait développée une « ethnicité » slave orientale distincte, appelée « rus’ », à l’origine des Russes, Biélorusses, Russyns, Ruthènes et autres Ukrainiens d’aujourd’hui ; leurs chefs auraient porté le titre de khagan[3],[4]. Les premières sources datent de 830 et le titre de khagan pour désigner le souverain de Kiev ne se rencontre plus après 922[5].

Khaganat de la Rus'
Русский каганат

VIIIe – IXe siècle

Description de cette image, également commentée ci-après
Carte des villes de la Rus' au IXe siècle, celles-ci sont en rouge.
Informations générales
Statut Fédération de cités

Entités suivantes :

Le titre de Khagan dans les sources

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L’utilisation du titre de khagan pour décrire les chefs de certains groupes rus’ est attestée dans plusieurs sources historiques, la plupart d’entre elles étrangères, datant du IXe siècle ainsi que dans trois sources slaves orientales datant des XIe et XIIe siècles. La plus ancienne référence européenne concernant un peuple rus’ dirigé par un khagan est tirée des Annales de saint Bertin qui font mention d’un groupe de Normands qui s’appelaient Rhos (qui se, ide est gentem suam, Rhos vocari dicebant) et qui visitèrent Constantinople vers 838[6]. Craignant de retourner chez eux en empruntant la steppe, lieu où sévissaient les Magyars, ces Rus’ voyagèrent à travers l’empire germanique accompagnés d’ambassadeurs byzantins au service de l’empereur Théophile. En réponse aux questions de l’empereur Louis le Pieux à Ingelheim, ils répondirent que leur chef portait le titre de chacanus (qui pourrait être une déformation du mot latin pour khagan, ou celle d’un nom propre scandinave, Håkan[7]), qu’ils vivaient loin au nord et qu’ils étaient suédois (comperit eos gentis esse sueonum)[8].

Trente ans plus tard, au printemps 871, les empereurs d’Orient et d’Occident, Basile Ier et Louis II se disputèrent la souveraineté de Bari qui avait été conquise sur les Arabes par leurs forces conjuguées. L’empereur byzantin envoya à son collègue une lettre dans laquelle il lui reprochait d’avoir usurpé le titre d’empereur, arguant que les souverains germaniques n’avaient droit qu’au titre de reges, le titre d’empereur ne s’appliquant qu’au souverain suprême des Romains, c’est-à-dire à lui-même. Il faisait également remarquer que chaque nation avait son propre titre pour désigner le chef suprême ; c’est ainsi que le titre de chaganus était utilisé par les chefs suprêmes des Avars, des Khazars (Gazari) et des hommes du Nord (Nortmano). Louis répondit que s’il connaissait le khagan des Avars, il ignorait l’existence d’un khagan chez les Khazars et les Normands[9],[10]. La réponse de Basile, maintenant perdue, peut cependant être reconstruite à partir de la réponse de Louis, citée en entier dans la Chronique de Salerne ; elle affirme qu’au moins un groupe scandinave était dirigé par un souverain portant le titre de khagan[11].

Ahmad ibn Rustah, un géographe musulman perse du Xe siècle écrit que le khagan rus’ (khāqān rus) vit sur une île au milieu d’un lac[12]. Constantin Zuckerman, dans un commentaire, souligne que Ibn Rustah, utilisant le texte d’un auteur anonyme de 870, avait porté une attention particulière à la transcription aussi exacte que possible des titres de chaque souverain, ce qui donne une importance considérable à son texte[13]. Or, Ibn Rustah ne mentionne que deux khagans dans son traité, soit ceux des Khazars et des Rus’.

On trouve une autre référence, presque contemporaine, aux Rus’ dans al-Yaqubi qui écrit en 889 ou en 890 que les montagnards du Caucase, lorsqu’assiégés par les Arabes en 854, firent appel aux souverains (sahib) de al-Rum (Byzance), des Khazars et de al-Saqaliba (Slaves)[14]. Selon Zuckerman, Ibn Khordādbeh et les autres auteurs arabes confondent souvent les termes Rus’ et Saqaliba lorsqu’ils décrivent les raids sur la mer Caspienne aux IXe et Xe siècles. Toutefois, le Livre des chemins et des royaumes de Ibn Khordādbeh ne mentionne pas le titre de khagan en parlant des Rus’[15].

Hudud al-Alam, un texte perse anonyme de géographie écrit à la fin du Xe siècle se réfère au roi des Rus’ comme au Khāqān-i Rus[16]. L’auteur anonyme de Hudud al-Alam se basant sur de nombreuses sources, incluant Ibn Khordābeh, il n’est pas impossible que sa référence au khagan rous’ ait été reprise de textes antérieurs, pré-riourikides, qui ne reflétaient pas la réalité politique du moment[17].

Enfin, le géographe perse Abu Said Gardizi qui vécut au XIe siècle mentionne un khāqān-i-rus dans son ouvrage Zayn al-Akhbār. Comme d’autres géographes musulmans, Gardizi s’appuie sur des traditions venant du IXe siècle[18].

Datation

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Les inscriptions runes de Kälvesten date du IXe siècle. C'est la plus ancienne stèle connue couverte de telles inscriptions rappelant les expéditions vers l'Est

Les sources originales dont nous disposons rendent plausible que le titre de khagan ait été utilisé pour décrire les dirigeants de la Rus’ pendant une courte période, soit entre leur ambassade à Constantinople (838) et la lettre de Basile Ier (871). Toutes les sources byzantines postérieures à Basile Ier utilisent le terme d’archons (grec pour « dirigeant ») pour décrire les chefs rus’.

Les dates exactes de l’existence de ce khaganat ont fait l’objet de débats entre spécialistes et demeurent incertaines. Paul Robert Magocsi et Omeljan Pritsak datent la fondation du khaganat des années 830[19]. Selon Magocsi, « A violent civil war took place during the 820s [...] The losers of the internal pollitical struggle, known as Kabars, fled northward to the Varangian Rus’ in the upper Volga region, near Rostov, and southward to the Magyars, who formerly had been loyal vassals of the Khazars. The presence of Kabar political refugees from Khazaria among the Varangian traders in Rostov helped to raise the latter’s prestige, with the consequence that by the 830s a new power center known as the Rus’ Kaganate had come into existence[20]. » Quel que soit le degré de certitude de tels estimés, aucune source primaire ne mentionne les Rus’ ou leurs khagans avant les années 830[19].

La date de l’extinction du khaganat demeure tout aussi incertaine. Le titre de khagan n’est pas mentionné dans les traités russo-byzantins de 907, 911 ou 944, pas plus que dans le De Ceremoniis, une description des cérémonies utilisées à la cour, mentionnant minutieusement les titres des dirigeants étrangers lors de la réception accordée à la princesse Olga lorsqu’elle rendit visite à Constantin VII en 945. De plus, ibn Fadlân, dans son rapport détaillé sur les Rus’ en 922, appelle leur chef malik (roi). Peter Golden en déduit ex silencio, que le khaganat dut cesser d’exister à un moment quelconque entre 871 et 922[21]. Zuckerman pour sa part soutient que l’absence du titre de khagan dans le premier traité russo-byzantin prouve que le khaganat avait disparu en 911[13].

Localisation géographique

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L'Europe au début du IXe siècle.

La localisation géographique de ce khaganat est un sujet de discussion depuis le début du XXe siècle. Selon une théorie très minoritaire, il aurait été situé quelque part en Scandinavie, aussi loin à l’ouest peut-être que Walcheren[22]. À l’opposé, Georges Vernadsky soutient que ce khaganat aurait eu ses quartiers généraux dans la partie est de la Crimée ou dans la péninsule de Taman et que l’ile décrite par ibn Rustah aurait vraisemblablement été située dans l’estuaire du fleuve Kouban[23]. Ni l’une ni l’autre de ces théories n’a beaucoup de tenants, les archéologues n’ayant découvert aucune trace d’implantation slavo-normande dans la région de Crimée au IXe siècle et aucune source normande ne mentionnant l’existence de khagans en Scandinavie[24].

L’historiographie soviétique, telle que représentée par Boris Rybakov et Lev Gumilev a soutenu que Kiev devait être la résidence des khagans puisque Askold et Dir sont les seuls khagans nommément désignés. Mikhail Artamonov a adhéré à cette théorie qu’il a défendue dans les années 1990[25]. Les historiens occidentaux cependant ne s’y sont pas ralliés, car il n’y a pas de preuve d’une présence normande à Kiev avant le Xe siècle[26]. On n’a pas trouvé non plus ces grandes quantités de pièces de monnaie qui prouveraient que la route commerciale du Dniepr, l’ossature de la Rus’ kiévienne ultérieure, fonctionnait déjà au IXe siècle[27]. Après étude des preuves archéologiques, Zuckerman en est venu à la conclusion que Kiev avait été fondée en tant que forteresse sur les frontières khazare et magyare et que ce n’est qu’après le départ des Magyars vers l’ouest en 889 que le moyen Dniepr commença à devenir une zone commercialement prospère[28].

Nombre d’historiens suivant Vasily Bartold, ont proposé une position plus nordique pour le khaganat, mettant en valeur le fait que le rapport de ibn Rustah’s était la seule source historique permettant de localiser le khaganat[29]. Les recherches archéologiques récentes conduites par Anatoly Kirpichnikov et Dmitry Machinsky ont soulevé la possibilité que ce khaganat ait pu regrouper diverses implantations le long de la rivière Volkhov, comprenant Ladoga, Lyubsha, Duboviki, Alaborg et Holmgard[30]. "La plupart de celles-ci ne furent à l’origine rien d’autre que des stations permettant le rééquipement ou l’approvisionnement et offrant la possibilité d’échanges et de redistribution de marchandises le long du fleuve et des routes caravanières[31]". Si l’on en croit le voyageur anonyme cité par ibn Rustah, le Rus’ de la période du khaganat utilisait régulièrement la route de la Volga pour faire commerce avec le Moyen-Orient, possiblement grâce à des intermédiaires khazars ou bulgares. Sa description de l’ile des Rus’ porte à croire que leur centre était Holmgard, ville qui précéda Novgorod et dont le nom, venant du vieux normand signifie « le château de l’ile sur la rivière ». La Première chronique de Novgorod décrit les troubles qui affligèrent Novgorod avant que Riourik ne soit invité à gérer la région en 860. Sur cette base, Johannes Brøndsted soutint que Holmgard-Novgorod fut la capitale du khaganat plusieurs décennies avant l’arrivée de Riourik, y compris la période où se déroula la première ambassade à Constantinople en 839[32]. Machinsky est d’accord avec cette théorie, mais fait remarquer que le principal centre économique et politique de la région avant l’épanouissement de Holmgard-Novgorod était situé à Aldeigha-Ladoga[33].

Origine

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Les origines du khaganat de la Rus’ sont incertaines. Les premiers occupants normands de la région arrivèrent dans le bassin inférieur de la rivière Volkov au milieu du VIIIe siècle. La région comprenant aujourd’hui Saint-Pétersbourg, Novgorod, Tver, Iaroslavl et Smolensk fut connue dans les anciennes sources normandes sous le nom de « Garðaríki », ou « terre des forts ». Aux environs de 860, un regroupement de Vikings, appelés Rus’, venus peut-être de Roden en Suède commencèrent à s’établir dans la région sous la direction de leur chef, Riourik[34],[35],[36]. Graduellement, les guerriers normands connus par les peuples des steppes comme les « köls-beki » ou « princes des lacs », en vinrent à dominer les peuples finno-ougriens et slaves, en particulier le long de la route commerciale sur la Volga reliant la mer Baltique, la mer Caspienne et le Serkland [califat abassyde][37].

Omeljan Pritsak suppose qu’un khagan khazar du nom de Khan-Tuvan Dyggvi, exilé après avoir perdu une guerre civile, s’établit avec ses partisans dans la colonie normando-slave de Rostov où il épousa quelqu’un de la noblesse scandinave locale et fut l’ancêtre de la dynastie des khagans rus’[38]. Zuckerman rejette cette théorie comme pure spéculation[39]. De plus, on ne trouve nulle trace dans les sources de l’époque d’un khazan khazar en fuite se réfugiant chez les Rus’[40]. Cependant, un lien possible entre les Khazars et les souverains russes pourrait être confirmé par l’utilisation d’un tamga ou sceau stylisé en forme de trident par des souverains rous’ postérieurs comme Sviatoslav Ier de Kiev. Des tamgas similaires trouvés dans les ruines attestent une origine khazare[41]. On ignore tout pour l’instant d’un éventuel lien généalogique entre les khagans rus’ et la famille des Riourikides[42].

La plupart des historiens s’accordent pour dire que le titre de khagan fut emprunté par les Rus’ aux Khazars, mais diffèrent d’opinion sur les circonstances de cet emprunt. Peter Benjamin Golden croit que le khaganat rus’ fut un État croupion mis sur pied par les Khazars dans le bassin de la rivière Oka pour servir de protection contre les attaques des Hongrois[43]. Toutefois, on ne trouve aucune trace à l’effet que les Rus’ du IXe siècle eussent été les sujets des Khazars. Pour les observateurs étrangers (comme ibn Rustah), il n’y avait pas de différence concrète entre les titres des souverains rus’ et khazars[44]. Selon Anatoly Novoseltsev, l’adoption du titre de khagan par les Rus’ était destiné à affirmer leur égalité avec les Khazars[45]. Thomas Noonan fait écho à cette théorie en affirmant qu’il y avait certains liens entre les chefs rus’ sous l’égide d’un « Seigneur des mers » au IXe siècle et que ce « Grand Roi » adopta le titre de khagan pour établir sa légitimité aux yeux de ses sujets et des États voisins[46]. Selon cette théorie, ce titre était le signe que son détenteur régnait de « droit divin »[47].

Gouvernement

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En 922, ibn Fadlan écrivait que le chef des Rus’, comme le khagan des Khazars, n’avait que peu d’autorité réelle. Le véritable pouvoir politique et militaire était détenu par un lieutenant « qui commandait les troupes, faisait la guerre aux ennemis (des dirigeants russes) et agissait comme son représentant devant ses sujets[48]. Le principal roi des Rus’, pour sa part, n’a pas d’autre tâches que de faire l’amour avec ses esclaves, boire et s’adonner au plaisir[48]". Sa garde comprenait 400 hommes, « prêts à donner leur vie pour lui [...] Ces 400 sont assis plus bas que le trône royal : une large plate-forme ornée de pierres précieuses sur laquelle se tiennent également les 40 filles-esclaves de son harem ». Ibn Fadlan écrit également que le chef des Rus’ ne quitte pratiquement jamais son trône et que même « lorsqu’il veut aller à cheval, celui-ci lui est amené et qu’à son retour le cheval revient jusqu’au trône[49]". Ibn Rustah, pour sa part, rapporte que le khagan était l’autorité ultime pour régler les conflits entre ses sujets. Ses décisions, toutefois, n’étaient pas contraignantes, si bien que si l’une des parties à la dispute n’était pas d’accord avec la décision du khagan, la dispute était résolue par une bataille qui se tenait « en présence des parents des parties en présence qui les entouraient, l’épée sortie ; et celui qui remportait le duel, était également vainqueur du sujet de la dispute[50] ».

Cette dichotomie entre l’impuissance relative du chef en titre et l’autorité réelle de son assistant se retrouve dans la structure de gouvernement khazar, où l’autorité séculière réside dans les mains du Khaga Bek qui n’est qu’en théorie subordonné au khagan et reflète le système germanique traditionnel où on constate une division des pouvoirs entre le roi et le commandant militaire. Certains spécialistes ont noté des similarités entre cette royauté dualiste et la relation existant entre Igor et Oleg de Kiev au début du Xe siècle[51]. Cette séparation entre le chef sacré et le commandant militaire peut être observée dans la relation entre Oleg et Igor mais il est impossible d’affirmer que ceci soit un legs du khaganat rus’ à l’État qui l’a suivi. Les premières principautés de la Rous’ kiévienne présentaient certaines caractéristiques distinctives que l’on peut retrouver dans le gouvernement, l’organisation militaire et la jurisprudence en application chez les Khazars et autres peuples des steppes ; certains historiens croient que ces caractéristiques ont été transmises des Khazars à la Rus’ kiévienne par les premiers khagans rus’[52].

Coutumes et religion

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Oleg pleuré par ses guerriers. Toile de Viktor Vasnetsov datant de 1899. Ce rite funèbre avec érection d'un tumulus est typique à la fois des coutumes nomades scandinaves et eurasiatiques.

Les influences scandinaves semblaient prédominer chez les Rus’ si l’on en juge d’après les excavations conduites depuis 1820 à Ladoga et dans des sites similaires du nord de la Russie. Ces conclusions coïncident avec les observations d’ibn Rustah et d’ibn Fadlan. Le premier donne une brève description des funérailles d’un noble rus’ qui fut déposé « dans une tombe ressemblant à une grande maison », avec de la nourriture, des amulettes, des pièces de monnaie et autres objets en plus de son épouse principale. « La porte de la tombe est alors scellée et elle meurt là[53]." Ibn Fadlan donne d’autres preuves des Rus’ construisant un monticule ou cénotaphe, sur lequel ils mettent une pièce de bois sur laquelle ils inscrivent des caractères runiques[54]. Le voyageur arabe nous a laissé également une description de la coutume rus’ de la crémation d’un notable dans un bateau incluant des sacrifices d’animaux et d’humains. Lorsqu’un homme pauvre mourrait, on le déposait dans un petit bateau que l’on incinérait ; les funérailles d’un noble étaient beaucoup plus élaborées. Ses possessions étaient divisées en trois parties : la première allait à sa famille, la deuxième servait à payer le costume des funérailles et le troisième pour payer la bière qui serait bue le jour de la crémation[55]. L’une de ses esclaves féminines se portait alors volontaire pour être mise à mort et aller rejoindre son maitre au paradis. Le jour de la crémation, on déterrait le cadavre de la fosse, on le vêtait de beaux vêtements et on le déposait sur un bateau spécialement construit pour l’occasion. L’esclave était alors mise à mort (après que les parents du mort et ses amis aient eu des relations sexuelles avec elle) et déposée sur le bateau avec son maitre ; le parent le plus proche du défunt mettait alors le feu à ce bateau. Les funérailles se terminaient par la construction d’un tumulus de forme ronde[56].

L’esprit d’indépendance et d’entreprise inculqué au jeune Rus’ dès sa naissance a fortement impressionné les écrivains du début du Moyen Âge[18]. Ibn Rustah écrit : « Lorsque nait un garçon, le père de celui-ci va à lui, l’épée à la main. Jetant celle-ci devant lui il dit : ‘Je ne te laisse aucune propriété : tu n’auras que ce que pourras gagner avec cette arme’[57] ». Al-Marwazi reprend cette description des instructions données au garçon et ajoute que si c’est une fille, c’est elle qui recevra l’héritage. Ce même sens d’un individualisme extrême se retrouvait dans le traitement des maladies. Selon ibn Fadlan, « lorsqu’un Rus’ tombe malade, on le laisse seul dans une tente avec du pain et de l’eau. Personne ne lui rend visite, ni ne lui parle, surtout si c’est un serf. S’il s’en remet, il rejoint le groupe ; s’il meurt, on le brule sauf si c’est un serf qui est alors jeté en pâture pour les chiens et les vautours[58]. Les sources décrivent aussi les Rus’ comme très libéraux en matière sexuelle. Ibn Fadlan note que le roi des Rus’ n’hésitait pas à avoir des relations sexuelles avec les esclaves de son harem en public. Lorsque les marchands rous’ arrivaient sur les rives de la Volga, ils faisaient l’amour avec les esclaves qu’ils avaient apportées pour la vente en présence de leurs camarades, ce qui quelquefois se transformait en véritable orgie[59].

À la fois ibn Fadlan et ibn Rustah décrivent les Rus’ comme des païens pieux. Ibn Rustah et, après lui, Garizi rapportent que les shamans rus’ ou « hommes médecine » (attiba) avaient beaucoup d’emprise sur le peuple. Selon ibn Rustah, ces shamans « agissaient comme s’ils possédaient toutes choses ». Ils décidaient des femmes, hommes ou animaux qui seraient offerts en sacrifice et il était impossible d’en appeler de leurs décisions. Un shaman prenait la victime désignée, humaine ou animale et la mettait au bout d’une perche jusqu’à ce qu’elle meure[60]. Ibn Fadlan nous a laissé une description de marchands rus’ priant devant « un grand pieux de bois ayant une figure semblable à celle d’un être humain entouré de plus petites figures, à l’intérieur d’un cercle de pieux fixés au sol ». Si les affaires n’étaient pas bonnes, on faisait de nouvelles offrandes cette fois aux petites idoles. Lorsqu’au contraire les affaires étaient particulièrement bonnes, les marchands faisaient des offrandes additionnelles de bétail et d’agneaux, certaines d’entre elles étant distribuées sous forme d’aumônes[61].

Le patriarche Photius de Constantinople, dans une lettre datant de 867, rapporte que les Rus’ s’étaient convertis au christianisme et qu’il avait jugé bon de leur envoyer un évêque[62]. En fait, il semble que cette première conversion ait fait long feu et que ce n’est que vers la fin des années 980 et la conversion du prince Vladimir que le pays ait vraiment opté pour le christianisme. Constantin VII toutefois date la conversion du temps de son grand-père Basile Ier le Macédonien et du patriarche Ignace. Constantin rapporte comment les Byzantins auraient conduit les Rous’ à se convertir par leur discours persuasifs et de riches présents incluant de l’or, de l’argent et des étoffes précieuses. Il reprend également la légende selon laquelle les Rous’ auraient été particulièrement impressionnés par le miracle d’une bible, laquelle jetée au feu, en serait sortie sans dommage[63]. Ibn Khordadbeh écrit à la fin du IXe siècle que les Rus’ parvenus dans les pays musulmans affirmèrent être chrétiens[18]. Les historiens modernes quant à eux sont divisés sur l’historicité et l’étendue de la christianisation du khaganat de la Rus’.

Relations avec leurs voisins

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En 838, le khaganat de la Rus’ envoya une ambassade à l’empire byzantin dont il est fait mention dans les Annales de Saint-Bertin. Le motif de cette ambassade reste un sujet de controverse entre historiens. Aleksey Shakhmatov soutint que l’ambassade devait établir des liens d’amitié avec Byzance afin d’ouvrir une voie de communication avec la Suède à travers l’Europe de l’Ouest[64]. Pour Constantin Zuckerman, il s’agissait de négocier un traité de paix après l’expédition paphlagonienne des années 830[44]. George Vernadsky met en relation leur mission et la construction de la forteresse de Sarkel en 833. Cette ambassade n’apparait pas dans les sources byzantines et en 860, le patriarche Photius se réfère aux Rus’ comme à « un peuple inconnu »[65].

Selon Vernadsky, les Khazars et les Grecs érigèrent Sarkel près du portage entre le Don et la Volga précisément afin de défendre cet endroit stratégique contre les Rus’[23]. D’autres spécialistes cependant croient que la forteresse de Sarkel fut construite comme défense contre les activités des Magyars et autres peuples des steppes, et non contre les Rus’[66],[67]. L’historien ukrainien Mykhailo Hrushevsky affirme quant à lui que les sources existantes ne permettent pas de trancher[68]. Parmi les sources, Jean Skylitzès affirme que Sarkel était « un rempart puissant contre les Petchénègues », mais ne précise pas pourquoi il fut construit[69].

En 860, les Rus’ assiégèrent Constantinople avec une flotte de 200 navires. L’armée et la marine byzantine étaient alors loin de la capitale, laissant celle-ci particulièrement vulnérable. Le moment choisi pour cette expédition permet de croire que les Rus’ étaient bien au courant de la situation intérieure de l’empire en raison des relations commerciales et autres établies depuis l’ambassade de 838. Les guerriers rus’ dévastèrent les environs de Constantinople avant de se retirer de façon soudaine le 4 aout[70].

Les premiers Rus’ firent un commerce extensif avec la Khazarie. Ibn Khordādbeh relate dans son Livre des routes et des royaumes qu’ « ils voyagent par le fleuve slavique (le Don) vers Khamlidj, une ville des Khazars où le souverain prélève un dime »[71]. Certains commentateurs modernes infèrent des récits arabes que la culture politique du khaganat rus’ était profondément influencée par ses contacts avec les Khazars[72]. Au début de l’ère des Riourikides, c’est-à-dire dans les premières décennies du Xe siècle, cependant les relations entre la Rus’ et les Khazars se détériorèrent.

Déclin et héritage

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Peu après que le patriarche Photius eut informé les autres évêques orthodoxes de la christianisation de la Rus’, tous les centres du khaganat dans le nord-ouest de la Rus’ furent détruits par le feu. Les archéologues ont trouvé des preuves convaincantes que Holmgard, Aldeigja, Alaborg, Izborsk et d’autres centres furent rasés dans les années 860 et 870. Certains d’entre eux furent simplement abandonnés après la déflagration. La Chronique des temps passés décrit les soulèvements des Slaves et des Tchoudes (peuples finnois) païens contre les Varègues qui durent se retirer au-delà de la mer en 862. La Première Chronique de Novgorod, que Shakhmatov considère comme plus fiable que la première ne mentionne aucun soulèvement pré-riourikide à une date spécifique. La Chronique de Nikon, du XVIe siècle attribue le bannissement des Varègues de leur pays à Vadim le Gros. L’historien ukrainien Mykhailo Braichevsky qualifie la rébellion de Vadim comme une « réaction païenne » devant la christianisation de la Rus’[73]. Une période de troubles et d’anarchie s’ensuivit que Zuckerman date des années 875-900. L’absence d’accumulation de pièces de monnaie pour les années 880 et 890 suggère que la route marchande de la Volga cessa de fonctionner, précipitant ainsi « la première crise de pièces d’argent en Europe »[74].

Après ces années de dépression économique et une période de troubles politiques, la région connut une nouvelle période de croissance aux environs de 900. Zuckerman relie cette renaissance à l’arrivée de Riourik et de ses hommes qui, pour des raisons incertaines, délaissèrent la Volga pour le Dniepr. Les implantations scandinaves de Ladoga et de Novgorod prirent un nouveau départ et se développèrent rapidement. Au cours de la première décennie du Xe siècle, un avant-poste marchand d’importance grandit sur le Dniepr à Gnezdovo, près de l’actuelle Smolensk. Kiev devint également un centre urbain d’importance durant cette période[75],[76].

Le sort du khaganat rus’ et le processus qui conduisit à son incorporation dans la Rus’ kiévienne de Riourik demeure incertain. Les Kiéviens ne semblent guère avoir connu l’existence du khaganat. Les sources slaves ne mentionnent ni la conversion de la Rus’ dans les années 860, ni l’expédition paphlagonienne des années 830. Le compte-rendu de l’expédition rus’ contre Constantinople des années 860 fut emprunté par les auteurs de la Chronique des temps passés à des sources grecques ce qui suggère une absence de tradition écrite vernaculaire[77].

Notes et références

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Références

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  1. Un khanat était un royaume turc ou mongol dirigé par un khan. Les khanats étaient regroupés en un khaganat ou empire sous l'autorité d'un grand khan, le khagan.
  2. Christian (1999), p. 38.
  3. Franklin<Franklin (1996), pp.33-36
  4. Dolukhanov (1996), p.187
  5. Duczko (2004). p. 29.
  6. Jones (1984), pp 249-250.
  7. Cette dernière thèse est soutenue par certains érudits qui y voient une référence à l’ancien nom norvégien Håkan ou Haakon. Voir par exemple Garipzanov (2006), pp. 8-11.
  8. Annales Bertiani, a. 839, Georg Waitz ed. Monumenta Germaniae Historica, Scriptores rerum Germanicarum in usum scholarum. Hannoverae, 1883, pp 19-20 et Jones, Gwyn. A History of the Vikings, 2nd ed. London, Oxford University Press, 1984, pp. 249-250.
  9. Monumenta Germaniae, pp. 385-394.
  10. cagano veram non praelatum Avarum, non Gazanorum aut Nortmannorum nuncipari reperimus. Duczko (2004) p. 25.
  11. Dolger (1924), p. 59, no. 487.
  12. Brøndsted (1965), pp. 267-268.
  13. a et b Zuckerman, « Deux étapes », p. 96
  14. Laurent et Canard (1980), p. 490.
  15. Duczko (2004),p.25.
  16. Minorsky (1937), p. 159.
  17. voir par ex. Minorsky, p. xvi.
  18. a b et c « Rus », Encyclopaedia of Islam
  19. a et b Pritsak (1991), passim.
  20. Magocsi, Paul Robert (2010). A History of Ukraine: A Land and Its Peoples. Toronto, Toronto University Press, p. 62.
  21. Golden (1982), pp. 87 et 97.
  22. Александров, (1997) pp. 222–224.
  23. a et b Vernadsky (1943), VII-4
  24. Franklin and Shepard (1996), pp. 27-50.
  25. Artamov (1990), pp. 271-290.
  26. From the Baltic to the Black Sea: Studies in Medieval Archaeology (One World Archaeology, 18) by David Austin Publisher: Routledge; New edition (June 27, 1997).pp. 285–286; Э. Мюле. К вопросу о начале Киева// Вопросы истории. – № 4 – 1989 – с. 118 – 127.
  27. Yanin (1956), pp 105-106; Noonan (1987) p.396.
  28. Zuckerman, Les Hongrois au Pays de Lebedia, pp 65–66.
  29. Новосельцев, pp 397–408.
  30. Zuckerman, 2000; Мачинский (1984) pp 5–25.
  31. A comparative Study of Thirty City-state Cultures, p. 266.
  32. Brønsted (1965), pp. 67-68; pour une analyse détaillée des récentes fouilles archéologiques à Holmgard, voir Duczko (2004), pp. 102-104.
  33. Мачинский (1984), pp. 5–25; voir aussi Duczko (2004), pp. 31–32.
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  37. Brutzkus (1944), p.120.
  38. Pritsak (1991), 1 :28, 171, 182.
  39. Les archéologues n’ont trouvé aucune trace d’implantation à Rostov avant les années 970. De plus, le nom de « Rostov » est à l’évidence d’origine slave.
  40. Duczko (2004), p. 31.
  41. Brooke (2006), P. 154; Franklin and Shepard (1996), pp 120-121; Pritsak, Weights, pp. 78-79.
  42. voir toutefois Duczko (2004), pp. 31-32, sur la théorie qui ferait porter à Riourik le titre de khagan rous’.
  43. Golden, pp.77-99; Duczko (2004), p. 30.
  44. a et b Zuckerman, « Deux étapes », passim
  45. Новосельцев
  46. Noonan, « Khazar », pp. 87-89 et 94.
  47. Brook (2006), p. 154; Noonan, « Khazar », pp 87-94.
  48. a et b Christian (1999), pp. 340-341, citant ibn Fadlan’s Risala
  49. Ibn Fadlan, Risala, traduction anglaise dans Brøndsted (1965), pp. 266-267.
  50. Ibn Rustah, traduction anglaise dans Brøndsted (1965), pp. 266-267.
  51. à comparer avec Askold et Dir au IXe siècle (Christian (1999), pp.341.
  52. Brutzkus (1944), p.111.
  53. Ibn Rustah, traduction anglaise dans Brøndsted (1965), p. 305.
  54. Brønsted (1965), p. 305.
  55. Ibn Fadlan décrit les Rous’ comme ayant une dépendance à la bière : « et souvent l’on trouvait l’un d’eux mort avec un boc à la main », Ibn Fadlan, Risala, traduction anglaise de Brønsted (1965), p. 301.
  56. Ibn Fadlan, Risala, traduction anglaise de Brønsted (1965), pp. 301-305.
  57. Brønsted (1965), p. 268.
  58. Ibn Fadlan, Risala, traduction anglaise de Brønsted (1965), pp. 301-305. Voir aussi « Rus’ » dans Encyclopaedia of Islam.
  59. Ibn Fadlan, traduction anglaise de Brønsted (1965), p. 265, p. 305. Voir aussi « Rus » dans Encyclopaedia of Islam, passim.
  60. Ibn Rustah, traduction anglaise deBrønsted (1965), p. 268. Voir aussi « Rus » dans Encyclopaedia of Islam, passim.
  61. Ibn Fadlan, Risala, traduction anglaise de Brønsted (1965), p. 266. Voir aussi « Rus » dans Encyclopaedia of Islam, passim.
  62. Photii Patriarchae Constantinopolitani Epistulae et Amphilochia. Ed. B. Laourdas, L.G. Westerinck. T. 1. Leipzig, 1983, p. 49. Voir également article « Christianisation de la Russie kiévienne ».
  63. Theophanes Continuatus, Ioannes Cameniata, Symeon Magister, Georgius Monachus, Ed. I. Becker, Bonnae, 1838 (CSHB), pp. 342-343.
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  68. Hrushevsky (1997), I, 176.
  69. Huxley (1990), p. 79.
  70. Franklin and Sheppard (1996), pp. 50-55.
  71. ibn Khordādbeh, cité par Vernadsky (1943), I, 9.
  72. par exemple Jones (1984), p. 164, lequel résume les preuves de al-Masudi et de al-Muqaddasi ; Franlin and Shepard (1996), pp. 67-68; Christian (1999), p. 340.
  73. Брайчевский (1989), pp. 42-96.
  74. Noonan (1985), pp 41-50; Noonan (1992), passim.
  75. Franklin and Sheppard (1996), pp. 91-111.
  76. Duczko (2004), p. 81 et sq. : discussion sur les arguments de divers spécialistes à savoir si les attaques des années 860 et 870 furent causées par Riourik et une nouvelle vague d’immigrants normands qui supplantèrent les anciens khagans rous’, si le feu qui dévasta les villages rous’ furent le résultat d’une guerre civile non reliée à l’ascendant de Riourik ou s’ils furent causés par d’autres incursions que celles des Normands ou autres peuples.
  77. Franklin and Sheppard (1996), p. 53.

Bibliographie

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Articles connexes

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