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« Discussions des Alliés sur la question polonaise » : différence entre les versions

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Entre [[1943]] et [[1945]] trois grandes puissances de la [[Seconde Guerre mondiale]] : le [[Royaume-Uni]], les [[États-Unis]] et l'[[Union soviétique]], eurent des différends sur deux questions relatives à une quatrième puissance [[Alliés de la Seconde Guerre mondiale|alliée]], la [[Pologne]], au sujet du tracé de ses frontières et de la tenue d'élections libres.


== La question des frontières ==
Entre [[1943]] et [[1945]] les trois puissances [[Alliés de la Seconde Guerre mondiale|alliées]] de la [[Seconde Guerre mondiale]], le [[Royaume-Uni]], les [[États-Unis]] et l'[[Union soviétique]] eurent des différends sur deux questions relatives à la [[Pologne]] : le tracé des frontières et la tenue d'élection libres.
{{Loupe|Frontière entre l'Allemagne et la Pologne|Frontière entre la Pologne et la Russie|Frontière entre la Biélorussie et la Pologne|Frontière entre la Pologne et l'Ukraine}}
[[Image:Polish borders-1945-47-fr.jpg|thumb|300px|Négociation et déplacement des frontières de la Pologne.]]
[[Image:POLSKA 14-03-1945.png|thumb|300px|Organisation prévue des nouveaux territoires (en jaune, « Okreg I à IV ») en {{date-|mars 1945}}]]
La question des frontières polonaises découle de l'exigence soviétique de garder sa frontière occidentale de [[1939]] tracée en application du protocole secret du [[pacte germano-soviétique]], et de « déplacer la Pologne » vers l'ouest en échange, au détriment de l'[[Allemagne]] vaincue. Avant que ce déplacement ne fut précisé, les propositions et les tractations se succédèrent au fil des [[conférences inter-alliées]].


=== Propositions polonaises ===
==La question des frontières==
Selon les propositions du [[gouvernement polonais en exil]] à [[Londres]], l'[[Allemagne]] aurait pu garder la [[Basse-Silésie (région historique)|Basse-Silésie]] avec [[Wrocław|Breslau]] et la [[Poméranie]] centrale avec [[Szczecin|Stettin]], tandis que la Pologne aurait reçu au nord et à l'ouest la [[Prusse-Orientale]] entière avec [[Kaliningrad|Königsberg-Królewiec]] (en raison du rôle que cette région, dont le sud était de langue polonaise, avait joué dans l'[[histoire de la Pologne]]), les régions de langue polonaise d'[[Opole]] (en [[Haute-Silésie (province)|Haute-Silésie]]) et de [[Gdańsk]], [[Bytów]] et [[Lębork]] (en [[Poméranie orientale]]), et aurait conservé à l'est les villes polonaises historiques de [[Białystok]] (dans une région mi-polonaise, mi-biélorusse) et surtout de [[Lviv|Lwów]] (en [[Galicie]] centrale, région mi-polonaise, mi-ukrainienne)<ref>[[Paul Robert Magocsi]], {{en}} ''Historical Atlas of Central Europe'', Université de Washington 1993</ref>{{,}}<ref>[[Michel Foucher]], « Géopolitique. La Pologne face à ses frontières » in : ''Le Monde'' du 17 mars 1990.</ref>.


=== [[Conférence de Téhéran]] ===
{{Loupe|Frontière entre l'Allemagne et la Pologne|Frontière entre la Pologne et la Russie}}
À une époque où [[Franklin Delano Roosevelt]] et les Britanniques ne se préoccupaient pas encore des frontières d'après-guerre, [[Joseph Staline]] exigeait déjà de garder les territoires polonais obtenus en [[1939]] par l'[[invasion soviétique de la Pologne]] en application du protocole secret du [[pacte germano-soviétique]]<ref>Département d'État américain, les Relations Étrangères des États-Unis : la [[Conférence du Caire de 1943|conférence du Caire]] et de [[conférence de Téhéran|Téhéran]] en [[1943]], ''Tripartite Dinner Meeting'', 28 novembre 1943, pp. 509-514.</ref>.
[[Image:Curzon linia.svg|thumb|right|300px|Carte indiquant déplacement des frontières de la Pologne]]
Si les trois puissances s'accordèrent vite pour déplacer la Pologne vers l'ouest, elles ne s'entendaient pas sur l'importance à donner à ce déplacement, l'URSS la voulant plus importante.


À Téhéran, les nouvelles frontières de la Pologne ne furent pas discutées, les Britanniques souhaitant éviter les protestations du [[gouvernement polonais en exil]] et les [[États-Unis]], celles des Américains d'origine polonaise. L'URSS revendiquait [[Białystok]], [[Lviv|Lwów]] et aussi [[Königsberg]], port libre de glace toute l'année, pour la [[Marine soviétique]], et proposa que les Polonais reçussent en échange la [[Silésie]] et la [[Poméranie]] presque entières, quitte à en [[Expulsion des Allemands d'Europe de l'Est|expulser les habitants allemands]], qui devaient être remplacés par les [[Expulsions collectives de Polonais#Expulsions par l'URSS|polonais expulsés des régions orientales de la Pologne]] devenues soviétiques. Le tracé proposé par l'URSS pour la frontière germano-polonaise partait des environs de [[Greifswald|Gryflas]] au nord, sur la [[Mer Baltique|Baltique]] (en [[Poméranie occidentale (Allemagne)|Poméranie-Occidentale]]) jusqu'à la [[Lusace]] incluse au sud, avec sa population slave des [[Sorabes]], en passant par les confins orientaux de la ville de [[Berlin]] : ces régions d'Allemagne orientale, précisait l'argumentaire soviétique, avaient été slaves aux {{s2|VII|e|VIII}} avant d'être [[Drang nach Osten|colonisées par les Allemands]] aux {{s2|XII|e|XIII}}. Dans cette version, l'URSS aurait conservé tout ce que lui attribuait le [[pacte germano-soviétique]], selon un tracé que les Soviétiques prétendirent conforme à la [[ligne Curzon]] de [[1919]] et qu'ils appelèrent « ligne Curzon A » lorsque les comparaisons cartographiques mirent en évidence qu'il se trouvait en plusieurs secteurs bien à l'ouest du tracé de 1919 (que les soviétiques baptisèrent « ligne Curzon B »)<ref name=":0">Magocsi & Foucher, ''Op. cit.''</ref>.
À l'origine, l'Allemagne aurait dû garder [[Szczecin]] (Stettin), tandis que les Polonais devaient recevoir la [[Prusse-Orientale]] avec [[Königsberg]], comme le [[gouvernement polonais en exil]] l'avait demandé lors de la Seconde Guerre mondiale, en raison de l'emplacement de cette province et du rôle qu'elle avait joué dans le [[Royaume de Pologne (1025-1138)|premier royaume de Pologne]]. D'autres changements territoriaux proposés par le gouvernement polonais en exil étaient l'inclusion de la région d'[[Opole]] en [[Silésie]] et de [[Gdańsk]], avec correction de la frontière en [[Poméranie occidentale]] et dans les régions voisines de [[Bytów]] et [[Lębork]]. La plupart de ces régions avaient une population polonaise importante. Finalement, pourtant, [[Staline]] fit savoir qu'il voulait [[Königsberg]], port libre de glace toute l'année, pour la [[Marine soviétique]], et proposa que les Polonais reçussent plutôt [[Stettin]]. Le gouvernement polonais d'avant-guerre dans l'exil n'avait guère son mot à dire dans ces décisions, mais il exigea de garder la ville polonaise historique de [[Lwów]] (aujourd'hui L'viv) en [[Galicie]]. Staline refusa d'y renoncer et offrit en échange la [[Basse Silésie]] avec [[Wrocław|Breslau]]. (En fait un grand nombre de personnes de Lwów devaient plus tard être déplacées pour repeupler [[Wrocław]] (Breslau) et [[Gdańsk]] (Danzig). On peut d'ailleurs remarquer que la frontière actuelle ne correspond pas aux changements territoriaux les plus radicaux qui avaient été proposés. Certains plans se proposaient d'inclure encore plus de régions anciennement slaves et où s'étaient installés des colons allemands au cours du ''[[Drang nach Osten]]'', ce qui aurait déplacé encore plus vers l'ouest la frontière polonaise, jusqu'aux confins de la ville de [[Berlin]], pour que l'État polonais pût inclure la population slave des [[Sorabes]].


Après la Conférence de Téhéran, quand des fuites révélèrent ce qui fut considéré par la presse anglo-saxonne comme une [[Trahison de l'Ouest#Exemples polonais et yougoslave|trahison à l'égard de la Pologne]], [[Anthony Eden]] (devant la [[Chambre des communes du Royaume-Uni|Chambre des communes]] le 15 décembre 1943) et [[Franklin Delano Roosevelt]] (devant le [[Congrès des États-Unis|Congrès]] le 11 janvier 1944) se livrèrent à des dénégations mensongères<ref>Céline Gervais-Francelle, ''Introduction'' à l'édition française 2011 de Jan Karski, ''Mon témoignage devant le monde'', format de poche, p. 18.</ref>.
=== [[Conférence de Téhéran]]===

Dès la [[Conférence de Téhéran]], à la fin de [[1943]], Staline exigea que la frontière occidentale de la Pologne fût reportée jusqu'à l'[[Oder]] à une époque où les Américains ne se préoccupaient pas encore des problèmes de frontières. (Département d'État américain, les Relations Étrangères des États-Unis : la [[Conférence du Caire de 1943|conférence du Caire]] et de [[conférence de Téhéran|Téhéran]] en [[1943]], ''Tripartite Dinner Meeting'', 28 Novembre 1943, pp.&nbsp;509–14). Le Ministre des Affaires étrangères britannique [[Anthony Eden]] a écrit dans son journal ; « une difficulté réside dans le fait le Américains sont terrorisés par ce sujet, [le conseiller de Roosevelt, [[Harry Hopkins|Harry]], a qualifié de « dynamite politique » pour leurs élections. Mais, comme je le lui ai dit, si nous ne trouvons pas de solution, les relations polono-russes seront infiniment pires dans six mois, les armées russes seront en Pologne et les élections encore plus proches »<ref>Anthony Eden, ''The Reckoning'', Londres, 1965, p. 427.</ref>.


=== [[Conférence de Yalta]]===
=== [[Conférence de Yalta]]===
Face à la levée de boucliers de leurs opinions (en période pré-électorale qui plus est<ref>Le ministre des Affaires étrangères britannique [[Anthony Eden]] écrit dans son journal : {{citation|une difficulté réside dans le fait le Américains sont terrorisés par ce sujet, que le conseiller de Roosevelt, [[Harry Hopkins]], a qualifié de {{citation|dynamite politique}} pour leurs élections. Mais, comme je le lui ai dit, si nous ne trouvons pas de solution, les relations polono-russes seront infiniment pires dans six mois, les armées russes seront en Pologne et les élections encore plus proches}} : Anthony Eden, ''The Reckoning'', Londres, 1965, p. 427. Du fait de son statut d'[[éminence grise]], la parole de [[Harry Hopkins]] valait pour celle de Roosevelt dans les conférences interalliées ; Hopkins, qui pouvait rencontrer Staline sans demander d'audience, conseilla à Roosevelt d'acquiescer aux exigences soviétiques en Pologne et de ne pas s'engager dans la [[campagne du Dodécanèse]] mais de débarquer uniquement [[Opération Husky|en Italie]] et [[Bataille de Normandie|en France]], laissant ainsi le champ libre à l'URSS en [[Europe centrale et orientale]]. Après la guerre, pendant la « [[Maccarthysme|chasse aux sorcières]] », Hopkins fut accusé par [[George Racey Jordan]] devant le [[House Un-American Activities Committee]] d'avoir été un agent d'influence soviétique, et des auteurs comme Eduard Mark (1998) pensent qu'il était piloté par le [[NKVD]] à travers {{lien|fr=Iskhak Akhmerov|lang=en|trad=Iskhak Akhmerov}} : Eduard Mark, "Venona's Source '19' and the 'Trident' Conference of May 1943: Diplomacy or Espionage?" ''Intelligence & National Security,'' April 1998, Vol. 13, t. 2, pp. 1 à 31, et {{article|prénom=Verne W. |nom=Newton |titre=A Soviet Agent? Harry Hopkins? |url=https://www.nytimes.com/1990/10/28/opinion/a-soviet-agent-harry-hopkins.html |périodique=[[New York Times]] |date=28 octobre 1990|consulté le=May 18, 2010}}.</ref>), les Occidentaux durent résister en partie aux appétits de Staline : Roosevelt avoua que sa réélection serait grandement facilitée si Staline se montrait accommodant sur la question des frontières orientales de la Pologne<ref>US Dept of State, ''Foreign Relations of the US, The Conferences at Malta and Yalta, 1945, Third Plenary Meeting 6 Feb 1945, Matthews Minutes'', p. 77.</ref>. Winston Churchill ajouta qu'une concession soviétique sur ce point serait admirée comme {{citation|un geste de grandeur d'âme}} (''a gesture of magnanimity'') et déclara également que les Britanniques {{citation|ne se satisferaient jamais d'une solution qui ne ferait pas de la Pologne un État indépendant et libre}}<ref>''Ibid.'', ''Bohlen Minutes'', p. 669.</ref>.

[[Fichier:Oder.png|thumb|300px|Le bassin de l'[[Oder]] et ses affluents.]]
[[Fichier:Oder.png|thumb|300px|Le bassin de l'[[Oder]] et ses affluents.]]


Staline déclara que le Premier ministre polonais en exil, [[Stanisław Mikołajczyk]], avait été heureux d'apprendre de sa bouche qu'on accorderait à la Pologne [[Stettin]] et les territoires allemands situés à l'est de la Neisse occidentale. Churchill s'opposa à ce tracé et ajouta que {{citation|ce serait lamentable de gaver l'oie polonaise de tant de nourriture allemande qu'elle en aurait une indigestion.}} Il ajouta que bien des Britanniques seraient choqués si on chassait de ces régions un si grand nombre d'Allemands, à quoi Staline répondit que beaucoup d'Allemands avaient déjà fui avant l'arrivée de l'[[Armée rouge]]. La question de la frontière occidentale de la Pologne fut laissée en suspens pour n'être tranchée qu'à la [[conférence de Potsdam]]<ref>Llewellyn Woodward, ''British Foreign Policy in the Second World War'', Londres, 1962.</ref>.
La décision de déplacer vers l'ouest les frontières de la Pologne fut prise à la [[conférence de Yalta]], peu de temps avant la fin de la guerre, par les États-Unis, la Grande-Bretagne et l'Union soviétique. Mais le tracé exact n'était pas décidé : les trois puissances s'entendaient globalement pour faire de l'[[Oder]] la frontière occidentale de la Pologne et prévoyaient des transferts de population pour prévenir tout différend frontalier futur. Il restait à savoir si la frontière suivrait la [[Nysa Kłodzka|Neisse de l'Est]] ou [[Neisse (rivière)|celle de l'Ouest]] et si [[Stettin]], le port maritime traditionnel de [[Berlin]], resterait allemand ou serait absorbé par la Pologne. Les États-Unis la Grande-Bretagne voulaient faire admettre comme frontière Neisse de l'Est, mais Staline resta intraitable, balayant même les propositions de compromis sur la [[Kwisa|Queis]] ou la [[Bóbr|Bober]].

Le président Roosevelt avoua que sa politique intérieure serait grandement facilitée si Staline se montrait accomodant sur la question des frontières orientales de la Pologne<ref>US Dept of State, ''Foreign Relations of the US, The Conferences at Malta and Yalta, 1945, Third Plenary Meeting 6 Feb 1945, Matthews Minutes'', p. 77.</ref>. Winston Churchill ajouta qu'une concession soviétique sur ce point serait admirée comme « un geste de grandeur d'âme » ''(a gesture of magnanimity)'' et déclara également que les Britanniques « ne se satisferaient jamais d'une solution qui ne ferait pas de la Pologne un État indépendant et libre »<ref>Ibid., ''Bohlen Minutes'', p. 669.</ref>. Staline fit observer que le Premier ministre polonais en exil, [[Stanisław Mikołajczyk]], avait été heureux d'apprendre de sa bouche qu'on accorderait à la Pologne [[Stettin]] et les territoires allemands situés à l'est de la Neisse occidentale<ref>Llewellyn Woodward, ''British Foreign Policy in the Second World War'', Londres, 1962.</ref>. Churchill s'opposa à ce tracé et ajouta que « ce serait lamentable de gaver l'oie polonaise de tant de nourriture allemande qu'elle en aurait une indigestion. » Il ajouta que bien des Britanniques seraient choqués si on chassait de ces régions un si grand nombre d'Allemands, à quoi Staline répondit que beaucoup d'Allemands avaient déjà fui avant l'arrivée de l'[[Armée rouge]]. La question de la frontière occidentale de la Pologne fut laissée en suspens pour n'être tranchée qu'à la [[conférence de Potsdam]].


===[[Conférence de Potsdam]]===
===[[Conférence de Potsdam]]===


À la conférence de [[Potsdam]], Staline renonça finalement à [[Białystok]] et proposa que la frontière occidentale de la Pologne soit tracée sur le fleuve [[Oder]] et son affluent la [[Neisse (rivière)|Neisse occidentale]] ; les anglo-saxons proposèrent des tracés sur la [[Nysa Kłodzka|Neisse orientale]], la [[Kwisa|Queis]] ou la [[Bóbr|Bober]] mais Staline resta intraitable et l'on adopta son tracé de la [[frontière entre l'Allemagne et la Pologne]], avec [[Szczecin|Stettin-Szczecin]] attribué à la Pologne et [[Kaliningrad|Königsberg-Królewiec]] à l'URSS<ref name=":0" />. Le {{date|24 juillet 1945}}, plusieurs délégués du [[comité polonais de libération nationale]] parurent à la conférence pour présenter des arguments en faveur du tracé soviétique. Ayant été privés de Königsberg-Królewiec, ils réclamèrent le port de Stettin pour les exportations de l'[[Europe de l'Est]] : selon eux, si Stettin n'était pas polonaise, les bouches de l'Oder resteraient sous contrôle allemand et le fleuve pourrait être bloqué<ref>US Dept of State, ''Foreign Relations of the US, The Conference of Berlin (Potsdam) 1945'', vol. II, pp. 1 522-1 524.</ref>.
À la conférence de [[Potsdam]] les États-Unis, le Royaume-Uni et l'Union soviétique décidèrent de placer officiellement sous administration polonaise les territoires allemands à l'est de la [[ligne Oder-Neisse]]. Les Polonais appelèrent ces territoires les Territoires Recouvrés, pour la raison qu'ils avaient jadis fait partie de l'[[Royaume de Pologne (1025-1138)|État polonais des Piasts]] et que c'était seulement plus tard dans leur histoire qu'ils avaient subi une intense [[germanisation]]. Il était prévu qu'un traité de paix final devait bientôt suivre et confirmer cette frontière ou déterminer des modifications à convenir. Il avait aussi été décidé que tous les Allemands habitant dans les anciens et dans les nouveaux territoires polonais seraient expulsés, afin de prévenir toute revendication de droits par une minorité. Finalement pour {{Unité|187000|km²}} à l'est de la [[ligne Curzon]] qui furent cédés aux Soviétiques la Pologne reçut {{Unité|112000|km²}} d'anciens territoires allemands. Malgré la mauvaise qualité des sols, le terrain gagné par la Pologne était en général bien développé et riche en ressources minérales. Le tiers nord-est de la Prusse orientale fut directement annexé par l'Union soviétique et reste à ce jour partie intégrante de la Russie ([[Oblast de Kaliningrad|enclave de Kaliningrad]]).


Le {{date|25 juillet 1945}}, le Président américain et le Premier ministre britannique déclarèrent tous deux qu'ils ne toléreraient ni une administration polonaise sur une partie des zones d'occupation en Allemagne proprement-dite (qui aurait implicitement reconnu à la Pologne son statut de quatrième puissance Alliée, désormais attribué la [[Gouvernement provisoire de la République française|France libre]]) ni l'expulsion de millions de personnes vers d'autres territoires<ref>''Ibid.'', p. 381.</ref>. Staline répondit que les Polonais {{citation|prenaient leur revanche des avanies que les Allemands leur avaient faites au cours des siècles}}<ref>''Ibid.'', p. 384.</ref>.
Une des raisons pour la décision finale sur le tracé fut sa faible longueur : seulement 472&nbsp;km, parce qu'elle s'étend du point le plus au nord de la [[République tchèque]] à un des points les plus au sud de la [[Mer Baltique|Baltique]] dans l'estuaire de l'[[Oder]]. Les volontés des populations vivant dans ces territoires autrefois allemands, et qui comprenaient beaucoup de gens d'origine slave, furent complètement ignorées par les puissances victorieuses.


Le {{date-|29 juillet}} [[James F. Byrnes|James Byrnes]], nouveau secrétaire d'État américain, communiqua aux Soviétiques que les États-Unis étaient prêts à concéder les territoires à l'est de l'[[Oder]] et de la [[Nysa Kłodzka|Neisse orientale]] à l'administration polonaise et à ne plus les considérer comme une partie de la zone d'occupation soviétique en Allemagne, en échange d'une modération des exigences soviétiques de livraisons industrielles à titre de réparations, dans les zones d'occupation occidentales en Allemagne<ref>''Ibid.'', p. 1 150.</ref>. Le choix de la Neisse orientale comme limite aurait laissé en gros à l'Allemagne le tiers occidental de la [[Silésie]]. Les Soviétiques insistèrent sur le fait que les Polonais ne l'accepteraient pas (bien qu'en fait ils aient déjà informé les Américains qu'ils le feraient). Le lendemain Byrnes dit au ministre des Affaires étrangères soviétique [[Vyacheslav Molotov]] que les Américains accepteraient à contrecœur de concéder la [[Neisse (rivière)|Neisse occidentale]]<ref>''Ibid.'', p. 480.</ref>. La concession de Byrnes sapait la position britannique, si bien que le ministre des Affaires étrangères britannique [[Ernest Bevin]] éleva des objections<ref>''Ibid.'', p. 519.</ref>, mais les Britanniques durent finalement s'aligner sur la position américaine.
À [[Potsdam]], Staline plaida en faveur de la ligne Oder-Neisse s’appuyant sur le fait que le gouvernement polonais avait revendiqué cette frontière et qu'il ne restait plus d'Allemands à l'est de cette ligne, ce qui fit dire à l'amiral [[William Leahy]], chef d'état-major du Président américain [[Harry S. Truman|Harry Truman]], à l’oreille de son chef : « les Bolchos les ont tous tués »<ref>[[Harry S. Truman|Harry Truman]], ''Year of Decisions'', New York, 1955, p. 296.</ref>. Plus tard les Soviétiques reconnurent qu'il restait encore au moins un million d'Allemands dans ces territoires. Le [[24 juillet]] [[1945]], plusieurs dirigeants polonais parurent à la conférence pour présenter des arguments en faveur d’une frontière Oder-Neisse occidentale. Ils réclamèrent la ville de Stettin pour les exportations de l'[[Europe de l'Est]] : si Stettin n’était pas polonaise, comme les réserves d'eau se trouvaient entre l'Oder et la Neisse de Lusace, les affluents de l'Oder seraient contrôlés par un autre pays et le fleuve pourrait être bloqué<ref>US Dept of State, ''Foreign Relations of the US, The Conference of Berlin (Potsdam) 1945'', vol. II, pp. 1522-1524.</ref>.


[[Winston Churchill]] n'assista pas à la fin de la conférence en raison de son échec aux [[Élections générales britanniques de 1945|élections législatives britanniques]]. Il affirma plus tard qu'il n'aurait jamais accepté la [[Frontière entre l'Allemagne et la Pologne|ligne Oder-Neisse occidentale]] et, dans son [[discours de Fulton]] sur le [[rideau de fer]], déclara que {{citation|le Gouvernement polonais contrôlé par l'URSS a été encouragé à causer à l’Allemagne des torts énormes et injustifiés, et des [[Expulsion d'Allemands après la Seconde Guerre mondiale|expulsions en masse de millions d'Allemands]] ont lieu maintenant à une échelle terrible et supérieure à tout ce que l’on aurait pu imaginer.}}
Le 25 juillet, le Président américain et le Premier ministre britannique déclarèrent tous deux qu'ils ne toléreraient ni une administration polonaise sur une partie des zones d'occupation (ce qui aurait fait de la Pologne la cinquième puissance occupante avec le Royaume-Uni, les États-Unis, la France et l'URSS), ni l'expulsion de millions de personnes vers d'autres territoires<ref>''Ibid.'', p. 381</ref>. Staline répondit que les Polonais « prenaient leur revanche des avanies que les Allemands leur avaient faites au cours de siècles »<ref>''Ibid.'', p. 384.</ref>.


Une des raisons pour la décision finale sur le tracé ouest fut sa faible longueur : seulement 472&nbsp;km entre le point le plus au nord de la [[République tchèque]] et le point les plus au sud de la [[Mer Baltique|Baltique]] dans l'île d'[[Usedom|Uznam]]. À [[Potsdam]], Staline plaida en faveur de la ligne Oder-Neisse en arguant que le gouvernement polonais avait revendiqué cette frontière et qu’il ne restait plus d'Allemands à l'est de cette ligne, ce qui fit dire à l'amiral [[William Leahy]], chef d'état-major du Président américain [[Harry S. Truman|Harry Truman]], à l'oreille de son chef : {{citation|les Bolchos les ont tous tués}}<ref>[[Harry S. Truman|Harry Truman]], ''Year of Decisions'', New York, 1955, p. 296.</ref>. Bien plus tard, lors de la ''[[glasnost]]'', les Soviétiques reconnurent qu'il restait en 1945 encore au moins un million d'Allemands dans ces territoires.
Le 29 juillet, pourtant, [[James Byrnes]] - devenu Secrétaire d'État américain au début du mois – fit savoir aux Soviétiques que les États-Unis étaient prêts à concéder les territoires à l'est de l'[[Oder]] et de la [[Nysa Kłodzka|Neisse orientale]] à l'administration polonaise et à ne pas les considérer comme une partie de la zone d'occupation soviétique, en échange d'une modération de demandes soviétiques pour les réparations dans les zones d'occupation occidentales<ref>''Ibid.'', p. 1150.</ref>. Le choix de la Neisse orientale comme limite aurait laissé en gros à l'Allemagne la moitié de la [[Silésie]]. Les Soviétiques insistèrent sur le fait que les Polonais ne l'accepteraient pas (bien qu'en fait ils eussent déjà informé les Américains qu'ils le feraient). Le lendemain Byrnes dit au ministre des Affaires étrangères soviétique [[Vyacheslav Molotov]] que les Américains accepteraient à contrecœur de concéder la [[Neisse (rivière)|Neisse Occidentale]]<ref>''Ibid.'', p. 480.</ref>. La concession de Byrnes sapait la position britannique et bien que le ministre des Affaires étrangères britannique [[Ernest Bevin]] eût soulevé des objections<ref>''Ibid.'', p. 519.</ref>, les Britanniques approuvèrent finalement la concession américaine.


Finalement {{Nombre|15125|km|2}} de territoire allemand (de 1938, sans [[Territoire de Memel|Memel]]) furent cédés aux Soviétiques, et {{Unité|96460|km²}} à la Pologne, qui sortit de la guerre amputée de {{Nombre|75711|km|2}} en raison des {{Unité|172171|km²}} de son propre territoire, annexés par l'URSS. Les volontés des populations vivant dans ces territoires furent complètement ignorées par les puissances victorieuses, et les familles assassinées et spoliées, [[Shoah|juives]] ou [[Histoire de la Pologne pendant la Seconde Guerre mondiale|chrétiennes]], ne reçurent aucune réparation. Par la suite, la [[République populaire de Pologne|Pologne communiste]] appela ces régions les « [[Territoires recouvrés]] », conformément à l'argumentaire soviétique, parce qu'ils avaient jadis fait partie de l'[[Royaume de Pologne (1025-1138)|État polonais des Piasts]] avant d'être [[germanisation|germanisés]] au cours du ''[[Drang nach Osten]]''. Il était prévu qu'un traité de paix final devait suivre et confirmer cette frontière ou déterminer d'éventuelles modifications. Il avait aussi été décidé que tous les Allemands habitant les anciens et les nouveaux territoires polonais soient [[Expulsion des Allemands d'Europe de l'Est|expulsés]] pour prévenir tout différend frontalier et toute revendication de droits par une minorité dans le futur.
[[Winston Churchill]] n’assista pas à la fin de la Conférence en raison de son échec aux [[Élections générales britanniques de 1945|élections législatives britanniques]]. Il affirma plus tard qu'il n'aurait jamais accepté la ligne Oder-Neisse occidentale et, dans son célèbre [[Discours de Fulton|discours sur le Rideau de fer]], déclara que « le Gouvernement polonais contrôlé par l'[[Union des républiques socialistes soviétiques|URSS]] a été encouragé à causer à l’Allemagne des torts énormes et injustifiés et des [[Expulsion d'Allemands après la Seconde Guerre mondiale|expulsions en masse de millions d'Allemands]] ont lieu maintenant à une échelle terrible et supérieur à tout ce que l'on aurait pu imaginer. »


==Voir aussi==
==Voir aussi==
* [[Expulsions collectives de Polonais]]

* [[ligne Oder-Neisse]]
* [[Ligne Oder-Neisse]]


== Références ==
== Références ==
Ligne 51 : Ligne 52 :
[[Catégorie:Guerre froide]]
[[Catégorie:Guerre froide]]
[[Catégorie:Histoire des relations internationales]]
[[Catégorie:Histoire des relations internationales]]
[[Catégorie:Formation territoriale de la Pologne]]
[[Catégorie:Relations entre l'Allemagne et la Pologne]]

Dernière version du 5 mars 2024 à 19:23

Entre 1943 et 1945 trois grandes puissances de la Seconde Guerre mondiale : le Royaume-Uni, les États-Unis et l'Union soviétique, eurent des différends sur deux questions relatives à une quatrième puissance alliée, la Pologne, au sujet du tracé de ses frontières et de la tenue d'élections libres.

La question des frontières[modifier | modifier le code]

Négociation et déplacement des frontières de la Pologne.
Organisation prévue des nouveaux territoires (en jaune, « Okreg I à IV ») en

La question des frontières polonaises découle de l'exigence soviétique de garder sa frontière occidentale de 1939 tracée en application du protocole secret du pacte germano-soviétique, et de « déplacer la Pologne » vers l'ouest en échange, au détriment de l'Allemagne vaincue. Avant que ce déplacement ne fut précisé, les propositions et les tractations se succédèrent au fil des conférences inter-alliées.

Propositions polonaises[modifier | modifier le code]

Selon les propositions du gouvernement polonais en exil à Londres, l'Allemagne aurait pu garder la Basse-Silésie avec Breslau et la Poméranie centrale avec Stettin, tandis que la Pologne aurait reçu au nord et à l'ouest la Prusse-Orientale entière avec Königsberg-Królewiec (en raison du rôle que cette région, dont le sud était de langue polonaise, avait joué dans l'histoire de la Pologne), les régions de langue polonaise d'Opole (en Haute-Silésie) et de Gdańsk, Bytów et Lębork (en Poméranie orientale), et aurait conservé à l'est les villes polonaises historiques de Białystok (dans une région mi-polonaise, mi-biélorusse) et surtout de Lwów (en Galicie centrale, région mi-polonaise, mi-ukrainienne)[1],[2].

Conférence de Téhéran[modifier | modifier le code]

À une époque où Franklin Delano Roosevelt et les Britanniques ne se préoccupaient pas encore des frontières d'après-guerre, Joseph Staline exigeait déjà de garder les territoires polonais obtenus en 1939 par l'invasion soviétique de la Pologne en application du protocole secret du pacte germano-soviétique[3].

À Téhéran, les nouvelles frontières de la Pologne ne furent pas discutées, les Britanniques souhaitant éviter les protestations du gouvernement polonais en exil et les États-Unis, celles des Américains d'origine polonaise. L'URSS revendiquait Białystok, Lwów et aussi Königsberg, port libre de glace toute l'année, pour la Marine soviétique, et proposa que les Polonais reçussent en échange la Silésie et la Poméranie presque entières, quitte à en expulser les habitants allemands, qui devaient être remplacés par les polonais expulsés des régions orientales de la Pologne devenues soviétiques. Le tracé proposé par l'URSS pour la frontière germano-polonaise partait des environs de Gryflas au nord, sur la Baltique (en Poméranie-Occidentale) jusqu'à la Lusace incluse au sud, avec sa population slave des Sorabes, en passant par les confins orientaux de la ville de Berlin : ces régions d'Allemagne orientale, précisait l'argumentaire soviétique, avaient été slaves aux VIIe et VIIIe siècles avant d'être colonisées par les Allemands aux XIIe et XIIIe siècles. Dans cette version, l'URSS aurait conservé tout ce que lui attribuait le pacte germano-soviétique, selon un tracé que les Soviétiques prétendirent conforme à la ligne Curzon de 1919 et qu'ils appelèrent « ligne Curzon A » lorsque les comparaisons cartographiques mirent en évidence qu'il se trouvait en plusieurs secteurs bien à l'ouest du tracé de 1919 (que les soviétiques baptisèrent « ligne Curzon B »)[4].

Après la Conférence de Téhéran, quand des fuites révélèrent ce qui fut considéré par la presse anglo-saxonne comme une trahison à l'égard de la Pologne, Anthony Eden (devant la Chambre des communes le 15 décembre 1943) et Franklin Delano Roosevelt (devant le Congrès le 11 janvier 1944) se livrèrent à des dénégations mensongères[5].

Conférence de Yalta[modifier | modifier le code]

Face à la levée de boucliers de leurs opinions (en période pré-électorale qui plus est[6]), les Occidentaux durent résister en partie aux appétits de Staline : Roosevelt avoua que sa réélection serait grandement facilitée si Staline se montrait accommodant sur la question des frontières orientales de la Pologne[7]. Winston Churchill ajouta qu'une concession soviétique sur ce point serait admirée comme « un geste de grandeur d'âme » (a gesture of magnanimity) et déclara également que les Britanniques « ne se satisferaient jamais d'une solution qui ne ferait pas de la Pologne un État indépendant et libre »[8].

Le bassin de l'Oder et ses affluents.

Staline déclara que le Premier ministre polonais en exil, Stanisław Mikołajczyk, avait été heureux d'apprendre de sa bouche qu'on accorderait à la Pologne Stettin et les territoires allemands situés à l'est de la Neisse occidentale. Churchill s'opposa à ce tracé et ajouta que « ce serait lamentable de gaver l'oie polonaise de tant de nourriture allemande qu'elle en aurait une indigestion. » Il ajouta que bien des Britanniques seraient choqués si on chassait de ces régions un si grand nombre d'Allemands, à quoi Staline répondit que beaucoup d'Allemands avaient déjà fui avant l'arrivée de l'Armée rouge. La question de la frontière occidentale de la Pologne fut laissée en suspens pour n'être tranchée qu'à la conférence de Potsdam[9].

Conférence de Potsdam[modifier | modifier le code]

À la conférence de Potsdam, Staline renonça finalement à Białystok et proposa que la frontière occidentale de la Pologne soit tracée sur le fleuve Oder et son affluent la Neisse occidentale ; les anglo-saxons proposèrent des tracés sur la Neisse orientale, la Queis ou la Bober mais Staline resta intraitable et l'on adopta son tracé de la frontière entre l'Allemagne et la Pologne, avec Stettin-Szczecin attribué à la Pologne et Königsberg-Królewiec à l'URSS[4]. Le , plusieurs délégués du comité polonais de libération nationale parurent à la conférence pour présenter des arguments en faveur du tracé soviétique. Ayant été privés de Königsberg-Królewiec, ils réclamèrent le port de Stettin pour les exportations de l'Europe de l'Est : selon eux, si Stettin n'était pas polonaise, les bouches de l'Oder resteraient sous contrôle allemand et le fleuve pourrait être bloqué[10].

Le , le Président américain et le Premier ministre britannique déclarèrent tous deux qu'ils ne toléreraient ni une administration polonaise sur une partie des zones d'occupation en Allemagne proprement-dite (qui aurait implicitement reconnu à la Pologne son statut de quatrième puissance Alliée, désormais attribué la France libre) ni l'expulsion de millions de personnes vers d'autres territoires[11]. Staline répondit que les Polonais « prenaient leur revanche des avanies que les Allemands leur avaient faites au cours des siècles »[12].

Le James Byrnes, nouveau secrétaire d'État américain, communiqua aux Soviétiques que les États-Unis étaient prêts à concéder les territoires à l'est de l'Oder et de la Neisse orientale à l'administration polonaise et à ne plus les considérer comme une partie de la zone d'occupation soviétique en Allemagne, en échange d'une modération des exigences soviétiques de livraisons industrielles à titre de réparations, dans les zones d'occupation occidentales en Allemagne[13]. Le choix de la Neisse orientale comme limite aurait laissé en gros à l'Allemagne le tiers occidental de la Silésie. Les Soviétiques insistèrent sur le fait que les Polonais ne l'accepteraient pas (bien qu'en fait ils aient déjà informé les Américains qu'ils le feraient). Le lendemain Byrnes dit au ministre des Affaires étrangères soviétique Vyacheslav Molotov que les Américains accepteraient à contrecœur de concéder la Neisse occidentale[14]. La concession de Byrnes sapait la position britannique, si bien que le ministre des Affaires étrangères britannique Ernest Bevin éleva des objections[15], mais les Britanniques durent finalement s'aligner sur la position américaine.

Winston Churchill n'assista pas à la fin de la conférence en raison de son échec aux élections législatives britanniques. Il affirma plus tard qu'il n'aurait jamais accepté la ligne Oder-Neisse occidentale et, dans son discours de Fulton sur le rideau de fer, déclara que « le Gouvernement polonais contrôlé par l'URSS a été encouragé à causer à l’Allemagne des torts énormes et injustifiés, et des expulsions en masse de millions d'Allemands ont lieu maintenant à une échelle terrible et supérieure à tout ce que l’on aurait pu imaginer. »

Une des raisons pour la décision finale sur le tracé ouest fut sa faible longueur : seulement 472 km entre le point le plus au nord de la République tchèque et le point les plus au sud de la Baltique dans l'île d'Uznam. À Potsdam, Staline plaida en faveur de la ligne Oder-Neisse en arguant que le gouvernement polonais avait revendiqué cette frontière et qu’il ne restait plus d'Allemands à l'est de cette ligne, ce qui fit dire à l'amiral William Leahy, chef d'état-major du Président américain Harry Truman, à l'oreille de son chef : « les Bolchos les ont tous tués »[16]. Bien plus tard, lors de la glasnost, les Soviétiques reconnurent qu'il restait en 1945 encore au moins un million d'Allemands dans ces territoires.

Finalement 15 125 km2 de territoire allemand (de 1938, sans Memel) furent cédés aux Soviétiques, et 96 460 km2 à la Pologne, qui sortit de la guerre amputée de 75 711 km2 en raison des 172 171 km2 de son propre territoire, annexés par l'URSS. Les volontés des populations vivant dans ces territoires furent complètement ignorées par les puissances victorieuses, et les familles assassinées et spoliées, juives ou chrétiennes, ne reçurent aucune réparation. Par la suite, la Pologne communiste appela ces régions les « Territoires recouvrés », conformément à l'argumentaire soviétique, parce qu'ils avaient jadis fait partie de l'État polonais des Piasts avant d'être germanisés au cours du Drang nach Osten. Il était prévu qu'un traité de paix final devait suivre et confirmer cette frontière ou déterminer d'éventuelles modifications. Il avait aussi été décidé que tous les Allemands habitant les anciens et les nouveaux territoires polonais soient expulsés pour prévenir tout différend frontalier et toute revendication de droits par une minorité dans le futur.

Voir aussi[modifier | modifier le code]

Références[modifier | modifier le code]

  1. Paul Robert Magocsi, (en) Historical Atlas of Central Europe, Université de Washington 1993
  2. Michel Foucher, « Géopolitique. La Pologne face à ses frontières » in : Le Monde du 17 mars 1990.
  3. Département d'État américain, les Relations Étrangères des États-Unis : la conférence du Caire et de Téhéran en 1943, Tripartite Dinner Meeting, 28 novembre 1943, pp. 509-514.
  4. a et b Magocsi & Foucher, Op. cit.
  5. Céline Gervais-Francelle, Introduction à l'édition française 2011 de Jan Karski, Mon témoignage devant le monde, format de poche, p. 18.
  6. Le ministre des Affaires étrangères britannique Anthony Eden écrit dans son journal : « une difficulté réside dans le fait le Américains sont terrorisés par ce sujet, que le conseiller de Roosevelt, Harry Hopkins, a qualifié de « dynamite politique » pour leurs élections. Mais, comme je le lui ai dit, si nous ne trouvons pas de solution, les relations polono-russes seront infiniment pires dans six mois, les armées russes seront en Pologne et les élections encore plus proches » : Anthony Eden, The Reckoning, Londres, 1965, p. 427. Du fait de son statut d'éminence grise, la parole de Harry Hopkins valait pour celle de Roosevelt dans les conférences interalliées ; Hopkins, qui pouvait rencontrer Staline sans demander d'audience, conseilla à Roosevelt d'acquiescer aux exigences soviétiques en Pologne et de ne pas s'engager dans la campagne du Dodécanèse mais de débarquer uniquement en Italie et en France, laissant ainsi le champ libre à l'URSS en Europe centrale et orientale. Après la guerre, pendant la « chasse aux sorcières », Hopkins fut accusé par George Racey Jordan devant le House Un-American Activities Committee d'avoir été un agent d'influence soviétique, et des auteurs comme Eduard Mark (1998) pensent qu'il était piloté par le NKVD à travers Iskhak Akhmerov (en) : Eduard Mark, "Venona's Source '19' and the 'Trident' Conference of May 1943: Diplomacy or Espionage?" Intelligence & National Security, April 1998, Vol. 13, t. 2, pp. 1 à 31, et Verne W. Newton, « A Soviet Agent? Harry Hopkins? », New York Times,‎ (lire en ligne, consulté le ).
  7. US Dept of State, Foreign Relations of the US, The Conferences at Malta and Yalta, 1945, Third Plenary Meeting 6 Feb 1945, Matthews Minutes, p. 77.
  8. Ibid., Bohlen Minutes, p. 669.
  9. Llewellyn Woodward, British Foreign Policy in the Second World War, Londres, 1962.
  10. US Dept of State, Foreign Relations of the US, The Conference of Berlin (Potsdam) 1945, vol. II, pp. 1 522-1 524.
  11. Ibid., p. 381.
  12. Ibid., p. 384.
  13. Ibid., p. 1 150.
  14. Ibid., p. 480.
  15. Ibid., p. 519.
  16. Harry Truman, Year of Decisions, New York, 1955, p. 296.